Les secrets du Léthé

Le Lima est un fleuve né en Espagne qui, après 41 km, entre au Portugal et se jette dans l’océan Atlantique à Viana do Castelo. Contrairement à son voisin du nord, le Minho déjà évoqué, il ne s’est pas vu attribuer le rôle de frontière, les hommes n’ont donc pas élevé les murs sur ses berges, mais ils les ont construits perpendiculairement à son cours qui est entravé de barrages.  Il coule ainsi avec lenteur et silence, fleuve d’huile dont le cours paisible ne laisse entendre aucun murmure

Strabon écrit dans le livre III de sa géographie : « Au N. du Tage, s’étend la Lusitanie, qu’habite la plus puissante des nations ibériennes, celle de toutes qui a le plus longtemps arrêté les armes romaines […] On franchit encore d’autres cours d’eau, puis l’on atteint le Léthé. Ce fleuve que les auteurs appellent aussi tantôt le Limeas, et tantôt l’Oblivio, descend également de la Celtibérie et du pays des Vaccéens. Il en est de même du Baenis qui lui succède : le Baenis, ou Minius, comme on l’appelle quelquefois… »  Strabon, comme les Romains, voyait dans le Lima le fleuve Léthé de la mythologie.  Et Λήθη, en grec, c’est l’Oubli.

Se retrouver propulsé au rang de fleuve des Enfers, dispensateur d’oubli, n’est pas rien, et il est curieux qu’un tel sort ait échu à ce fleuve somme toute modeste des marges occidentales de l’Europe. Un mystère…

Venant de Caminha, pour peu que l’on ait envie de musarder, on accède à  l’extrémité portugaise de son cours, cise à Lindoso, par une route blanche. Elle sillonne de lumineuses forêts d’eucalyptus, des bois de pins efflanqués où explose le jaune des genêts dont on sent le parfum sucré en abaissant les vitres. Elle suit des vallons encaissés où chantonnent les ruisseaux, elle s’élève vers des cols, offrant d’amples panorama sur un paysage de bocage où la culture dominante est la vigne, une vigne haute, en espalier, en tonnelle, alors que sur les talus bordant la chaussée se dressent les hampes aux corolles fuchsia des digitales, fantômes d’enfance.

Une halte à Arcos de Valdevez, charmante bourgade où neigent les peupliers, permet de reposer la tête qui tourne après tant de virages enchainés. Repos naissant de formes désormais reconnaissables, familières déjà : blanc et granit, faïences en façade, sobre architecture des églises au mobilier tarabiscoté. Une balade et direction Soajo par une route tout aussi sinueuse que la précédente mais plus aride, l’altitude s’élève, on approche des formes minérales du parc de Peneda-Geres, de ses amas de rochers ronds, de ses crêtes découpées. Un tour vite fait parmi le « village » d’espigueiros – ces greniers typiques du nord… du nord du… du nord de la péninsule ibérique (il y en a également en Galice où on les nomme horréos) qui habituellement sont en exemplaire unique ou éventuellement double auprès des habitations, en granit pour les plus anciens, en brique, bois, voire béton ou combinaison de ces trois matériaux pour les plus récents, mais qui à Soajo et à Lindoso sont regroupés en ensemble compact… un tour vite fait parmi les espigueiros de Soajo donc et cap sur Lindoso où les greniers attendront la sustentation des mandibules.

Il y a à Lindoso, un peu à la sortie du village sur la route qui mène à la toute proche Espagne, un restaurant, le restaurante São Martinho pour être exacte. Dans la salle tapissée de faïences jusqu’à mi-hauteur, où la télé annonce, dans l’indifférence générale des convives semble-t-il, des mesures que l’on imagine peu agréables pour satisfaire les exigences du FMI, les gens du lieu mangent. Oui, les habitants de Lindoso. Les femmes n’ont même pas pris la peine d’enlever leur tablier (ces blouses aux imprimés de petites fleurs ou de mini-carreaux, sans manches, qui se boutonnent sur le devant) pour venir se restaurer. Le rêve aurait été de l’agneau grillé mais en son absence une force obscure poussa le doigt à pointer le premier plat : « Bacalhau a modo do São Martinho ». Elle se fit attendre, mais lorsque enfin le serveur la posa sur la table, un silence religieux s’instaura. Nimbé d’un fleuve de frites irradiant une lumière surnaturelle, un énorme pavé de morue disparaissant sous des flots de béchamel aux légumes laissait échapper des fumerolles infernales. Avec pour uniques auxiliaires son couteau et sa fourchette, armé de ses seules mâchoires, le héros défit la bête et cura le plat. Un café duquel on attendait des miracles digestifs, bu au comptoir sous le regard hypnotique et bovin  (peut-être un homme écrirait-il « aguichant ») de la pulpeuse blonde d’avril faisant mine de taquiner le gardon dans le ruisseau sur la page du calendrier affiché parmi les coupes, compléta le repas.

… quelques pas déjà atones parmi les espigueiros locaux, alors que l’engourdissement gagne, puis…

… oubliée la halte prévue à Bravaes…

… oublié l’arrêt envisagé à Ponte de Barca…

… oubliée l’escale à Ponte de Lima…

Dans un état de léthargie béate quoiqu’un peu lourde, tendrement bercé par les molles courbes que dessine l’asphalte, on se laisse en continu glisser vers la côte, vers l’estuaire du Léthé,  ému d’avoir levé le voile d’un mythe, désormais possesseur de la clef d’un mystère  : la morue de São Martinho source de l’oubli, auxiliaire d’une légende…

***

Épilogue deux heures plus tard dans une poissonnerie sur le port de Viana do Castelo : « Et si on prenait des soles pour ce soir ? C’est un poisson léger et digeste, la sole, non ? Cuite en papillotes avec juste un filet de citron, d’huile d’olive et quelques herbes… »

Commentaires fermés sur Les secrets du Léthé

Classé dans carnet de route

Les commentaires sont fermés.