Sarajevski Marlboro

« Caresse doucement tes livres, étranger. Et souviens-toi qu’ils sont poussière. »

les derniers mots du livre que je tiens entre les mains…

29 nouvelles, très courtes, entre trois et cinq pages, parfois moins. Du concentré,  de l’essence de récit. Les narrateurs en sont des habitants de Sarajevo ou de ses immédiats environs, Vitez, Kakanj… ils parlent d’eux-mêmes, « je » anonyme, ou de leurs voisins, Zoran, Rade, Musa, Izet, Dinka, Velija… tour à tour Croates, Serbes ou Bosniaques, mais cela importe sans doute davantage aux autres qu’à eux-mêmes. Des habitants ordinaires d’une ville ordinaire – dans la mesure où une ville peut l’être, dans laquelle il se produit  quelque chose d’extraordinaire : il y pleut des grenades, il y siffle des balles.

Une toile impressionniste, histoires singulières et multiples qui esquissent une ville, un pays. On se dit que lors d’un voyage en Bosnie à la fin des années 80, on aurait pu doubler cette Diane poussive qui porte vers un réveillon à Hvar un homme qui n’a guère envie d’y aller, enseveli dans une bruyante compagnie. On aurait pu assister après une longue balade dans les rues à un concert de jazz à « La Cloche » dont le gérant, un bellâtre, se donne des airs, se pavane, et profitant de l’émotion engendrée par la musique, gratifie ses conquêtes d’un soir de baisers profonds et baveux ; peut-être même le saxophoniste y aurait-il égrené ses notes ce soir-là…

On aurait sûrement haussé les sourcils, se demandant si cet homme qui enlace tendrement une femme, n’est pas celui que nous avons croisé naguère, ailleurs, en enlaçant tout aussi tendrement une autre. On aurait bu une bière locale à la Kravner où les pochetrons de service s’esclaffent invariablement lorsque leur pote de Banja Luka, ex-boxeur, se met aussitôt et invariablement en garde lorsqu’il entend le gong, pardon, la cloche du tram qui circule à intervalles réguliers et rapprochés et carillonne invariablement au virage.

Il n’est pas sûr que nous ayons été capable d’attribuer à un vœu le silence obstiné de cet homme et il aurait fallu l’aide d’un interprète pour traduire les véhémentes imprécations de ce groupe qui s’engueule ferme rivalisant d’imagination débordante pour maudire l’intime ennemi dans les yeux duquel on plante un regard furieux : « Qu’on découpe ta famille à la tronçonneuse ! »

… des hommes découpent d’autres hommes à la tronçonneuse. Les Tchetniks  visent les bouts incandescents des cigarettes dans la nuit. Aucun de des hommes présents dans le livre n’a voulu la guerre. Tous la subissent, elle s’insinue dans leur quotidien, dans leurs pensées, dans leurs objets. Évidemment, il faut passer ses journées terrés dans l’obscurité moite des caves quand les obus de mortiers pilonnent la ville, mais cet aspect n’est que l’infime partie émergée de l’iceberg.

Qu’est-ce que la guerre quand on ne la fait pas ?

– un cactus durement sauvé qui s’effondre soudain parce qu’il a fallu le changer de place,

– un pot de marmelade de pommes enveloppé dans du papier journal déposé en cachette sur le seuil par des voisins auxquels on ne parlait plus depuis une épique altercation,

– une photo que l’on n’aurait jamais dû trouver dans un portefeuille, parce que son propriétaire l’aurait enlevée s’il n’était pas mort sur le coup,

– une dispute terrible, faite de toute la rancœur accumulée dans une vie de couple, pour savoir si c’est La Chronique de Travnik ou la Bible qui accompagnera un exil limité à quelques kilo,

– une honte soudaine, quand après avoir fièrement expliqué à l’Américain que les paquets de cigarettes sont blancs parce qu’il ne demeure pas le moindre lieu où l’imprimer, on retourne l’emballage de celui que l’on tient, certain de brandir devant ses yeux ébahis l’enveloppe d’un savon ou un prospectus quelconque, pour témoigner du génie de la récupération, et que ce que l’on tient n’est finalement qu’un paquet de Marlboro monté à l’envers… Cet Américain auquel on ne sait comment dire que contrairement à ce qu’il prétend on n’a pas « fini à Sarajevo » mais on y a commencé,

– la ligne de neige, la ligne blanche sur le mont Igman, qui ne doit à aucun prix disparaître si l’on a douze ans,

– un étonnement devant la barbe aussi pimpante de l’homme qui porte trop tard le laissez-passer,

– un sommeil dont on ne veut pas, surtout pas, se réveiller,

– une jolie chaumière avec de l’herbe verte et un soleil que l’on a doté d’une ample bouche souriante parce qu’on a vu que c’est ainsi qu’il est représenté,

– un récipient pour cuire le bosanski lonac, longuement cherché à Zagreb sillonnée en tout sens, et qui ne servira pas,

– une vieille et chère Coccinelle que l’on se réjouit de retrouver intacte, avant de se rendre compte que même si elle roule parfaitement, elle est irrémédiablement détruite,

– …,

Combien y avait-il d’habitants dans Sarajevo assiégée ? La sensation à la lecture de ce recueil est que Jergovic a tendu la main, moissonnant les anecdotes que pouvaient contenir une paume, fraction limitée, dérisoire presque, des récits possibles. Un tel livre pourrait être sans fin…

L’ouvrage a été publié à Zagreb, où l’auteur, natif de Sarajevo, s’était finalement réfugié, en 1994. Dans une interview délivrée en 2005 à l’occasion d’une nouvelle édition, il dit :

« Ce livre était une tentative de sauver l’identité, à un moment où la Bosnie, et avec elle Sarajevo, semblait condamnée à mort. Je pensais : si vraiment tout devait disparaître, il devra pourtant exister un lieu – dans le cas présent ce livre – où il soit possible de sauver un monde. Au moins sous la forme d’une illusion. L’identité n’est rien d’autre qu’une illusion composée d’une série de choses matérielles et immatérielles qui font un homme. Naturellement je fais référence à l’identité culturelle, pas à l’identité nationale. La nation, me semble-t-il, est seulement l’une des tesselles dans la mosaïque de notre identité. »

A travers tous ces détails douloureux de vies individuelles, c’est une civilisation entière qui se consume, à l’image de la bibliothèque nationale, dont l’incendie occupe la dernière nouvelle du recueil.

Miljenko Jergović a écrit un livre pudique. Un livre d’une insondable tristesse.

Un sanglot.

Miljenko Jergović, Le Marlboro di Sarajevo, Scheiwiller, 2005

Miljenko Jergović, Le Jardinier de Sarajevo, Actes Sud, 2004

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