Srda chante, au crépuscule de Pentecôte

« Elle se tordait semblable à un cobra dans le panier du fakir ; de temps à autre ses hanches vibraient comme si elle avait une crise d’épilepsie ou était un batteur allumé, et, alors, consciente d’avoir atteint l’apothéose, qui comme toutes les apothéoses ne peut durer, elle commençait à s’incliner vers l’asphalte jusqu’à disparaître de la vue des automobilistes, pour ressurgir soudain, vive, sauvage et désinvolte, aux premières notes de la chanson de Šemsa Suljaković. »

A la première ligne de l’ouvrage Srda (heureusement que l’écrit me dispense de prononcer ce prénom, je serais bien en peine) l’adolescente Srda Kapurova, gît sur le carreau vert de la morgue de Zagreb. Assassinée, plus précisément étranglée, ce soir de Pentecôte de l’année 2005, dans un appartement désaffecté de Novi Zagreb, du mauvais coté de la Save où habitait également Karlo Adum. On ne connaîtra de son existence que ses exhibitions lascives au carrefour des avenues Vukovar et Marin Držić. Srda n’a pas d’origine géographique connue, pas de passé, pas d’histoire.

Cinq hommes qui lui sont liés en ont une en revanche. Leurs cinq histoires constituent le livre. Un chapitre chacune.

Lazar Hranilović, après avoir été un policier devant lequel s’ouvrait une prometteuse carrière à Sarajevo, revient dans sa Lika natale pour des raisons familiales (maman vient d’avoir  un accident cérébral qui la réduit à l’état de légume, alors que papa passe de l’état de staliniste muet à celui de mystique orthodoxe) puis se dirige vers Zagreb où il entreprendra une carrière subalterne, jusqu’à ce qu’il soit licencié en tant que Serbe en surnombre dans la police devenue croate en 1991 et ne se retrouve, grâce aux remous soulevés chez les bonnes âmes par l’exploitation de l’érotisme nécrophile de la bourgeoisie zagabraise du précédent occupant du poste, après un entretien d’embauche sous le regard bienveillant d’Ante Pavelić souriant dans son cadre, employé à la morgue de la ville. Lazar éperdument épris de Srda, enfin, de son cadavre intact conservé depuis des mois dans un frigo.

Lovro Babić est inspecteur à la crime de son état, et en l’occurrence chargé de l’enquête sur cet énigmatique meurtre qui fait les gros titres sensationnels des journaux. Il a été élevé à Zenica par baba Julka, alors que sa mère a quitté le domicile conjugal sans laisser de trace et que son père, travailleur émigré en Allemagne, où il file le parfait amour avec une Bogoslava rebaptisée Claudia, envoie quelques maigres subsides. Une enfance de privations avec comme distraction et tentation l’armoire, la monumentale armoire témoignant de temps meilleurs qui garde en son sein l’obscur secret de vestiges familiaux frappés du U, celui des oustachis, celui du major Lovro Babić, le grand-père, caché personne ne sait où en Allemagne ou peut-être en Amérique latine et qui reviendra, c’est sûr, un jour.

Ile Mažar a neuf ans lorsque son père, asservi au jeu, décède brutalement dans une loterie de Banja Luka. Ile, génie des mathématiques, met au point en sa mémoire une technique infaillible pour déjouer le hasard du jeu qu’il consigne dans 24 cahiers. Quatre ans de travail intense et exclusif qu’il a à peine fini quand un soldat serbe, étudiant en langue orientale, lui fracasse la boite crânienne d’un coup de crosse. Il survit et émigre vers Zagreb en s’adoptant mutuellement avec un couple âgé en fuite lui aussi. Il devient mécanicien livreur de pizza. Il est sujet, parfois, à quelques comportements particulièrement violents. Principal suspect, il se fait régulièrement passer à tabac par un policier bègue dans les géoles de la capitale croate.

Svjetlan Andrassy, né Lucifero Andrašić, est le fils du docteur Dimitrije  Andrašić devenu partisan parce qu’un oustachi avait tiré à bout portant dans le visage de son Esther adorée, parce qu’un partisan avait tué son meilleur ami qui avait expiré entre ses bras, et du docteur Senka Horvat, fille du juge du Tribunal de guerre de Bihać pendant la deuxième guerre mondiale, repenti trop tôt et trop tard, son épouse et deux de ses enfants se suicident, seule reste Senka. Loin des traumatismes la famille vit à Belgrade, paisiblement puis de plus en plus difficilement à partir des années 90. Ni Dimitrije ni Senka ne rentreront à Zagreb mais le père y renverra ses deux rejetons. Svjetlan, qui change pour l’occasion de nom, s’appeler Lucifer dans la très très très catholique Croatie étant susceptible de lui occasionner quelques déboires, devient un consultant en vue de la capitale ainsi que le président d’une association de solidarité internationale s’occupant des décès survenus en Croatie de femmes russes et d’autres pays de l’est.

Toma Wacha dirige le Jazz Club Srčeko (petit coeur), sur la Ljubomir Maraković, artère branchée de Zagreb. D’origine austro-bohêmienne (de la Bohême, en Tchèquie) émigré de Sarajevo pendant la guerre, il s’attache à devenir un parfait habitant de la capitale croate, travaille l’accent, les expressions, et ses relations dans le milieu. Il se pose comme personnalité de la ville, en grande partie grâce à ses liens avec deux frères, Mirkec et Benito, deux balèzes, le premier de trois ans d’âge mental, ivrogne érotomane, le second ex-champion de karaté, violent, escroc et despotique, devenu cadre de l’armée croate, un peu aussi grâce à son activité dans l’association de bienfaisance de Svjeltan Andrassy.

Chacun de ces personnages hèle à lui une foule d’autres êtres, membres de leurs familles, amis, relations professionnelles, et ce peuple littéraire trace un portrait de ce que nous appelions dans notre jeunesse la Yougoslavie (le plus vieux est Lazar, né en 59, le plus jeune Ile, né en 1981) et des Etats qui en sont issus, surtout de la Croatie où réside l’auteur. Terre d’hommes d’origines diverses mais inclus dans l’empire austro-hongrois qui les brassa, qui battit des cartes que d’ultérieurs politiciens proie de leur coupables inepties se chargèrent de réorganiser plongeant les hommes dans la douleur, la violence, l’exil, la mort.

« A un certain moment de la vie – si on a de la chance le plus tard possible, il peut arriver de perdre sa propre patrie, son propre lieu de naissance, ses propres origines et de ne plus savoir ce que l’on est. »

En une prose très volubile, extraordinairement fluide, Miljenko Jergović, entre cynisme, rage, empathie et humour débridé, compose avec la riche palette des sentiments et traits de caractères humains un tableau des Balkans. Il nous offre aussi des images poétiques d’une stupéfiante beauté, telle l’Allemagne sur laquelle pleuvent les pétales des fleurs des putains d’Hambourg ou ce vieil homme que l’on enterre dans une robe de princesse, la plus somptueuse que des yeux humains aient pu voir.

Même si un certain nombre de références culturelles manque au lecteur venu d’autres horizons pour en avoir une parfaite compréhension, la fréquentation d’une oeuvre, à la fois subtile et forte, à l’intelligence (denrée rare de nos jours l’intelligence !) aussi souple et tonique est infiniment réjouissante.

Vivement la prochaine traduction ! (je trépigne)

Miljenko Jergović, Srda pjeva u sumrak na Duhove, Zagreb, 2007

Miljenko Jergović, Al dì di Pentecoste, trad. Ljiljana Avirović, Zandonai, 2011, 444 p.

Non traduit en français.

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