Confluence

J’y vas-t-y, j’y vas-t-y pas, j’y vas-t-y ? Y faut-y , y faut-y pas, y faut-y ? L’objet de ces interrogations n’est pas un bain en galante compagnie dans une riante rivière parmi les papillons et les lilas avec l’appât d’une bague en or mais une ville bien loin de la Normandie : Belgrade.

Si on cherche du secours pour lever les doutes et prendre une décision, l’argument le plus récurrent en faveur de la capitale serbe joue la carte du dynamisme : une ville qui bouge, où on s’éclate. Belgrade la fêtarde ! Soit… seulement passées quatre décennies d’arpentage de la croûte terrestre, il a été maintes fois éprouvé que la beuverie est le plus sûr chemin, l’autoroute vers l’abrutissement, que le joyeux délire d’un soir se paye en lassitude d’un matin. Un certain style de musique serbe fait déjà partie intégrante du voyage, s’envolant par les vitres ouvertes de Bibić, rythmant les kilomètres, et pour le reste le goût pour le calme s’accroît avec l’âge rendant l’argument festif complètement inopérant.

Interrogation-appréhension. Belgrade tribune de Slobodan Milošević, coussin moelleux de Radovan Karadžić, édredon de plumes de Ratko Mladić, drap de soie de Željko Ražnatović… Un lieu, comme la Republika Sprska, à traverser à la hâte, yeux baissés, troublée de l’imperméabilité des visages ? Ces visages qui ne laissent rien saisir des choix qui ont été fait naguère, et surtout de l’éventuel enthousiasme de l’adhésion qu’ils ont engendrée, écrans impénétrables de mémoires individuelles. Ecrans sur lesquels rampe la tentation de projeter ses terreurs et par extension de couler un étanche cercueil de béton armé sur les aires géographiques où on veut les voir se concentrer.

« Mettre un pays au ban des nations, a dit Daniel Atias, profite surtout à ceux qui gouvernent ce pays, ne fait qu’accroître leur pouvoir et raffermir leur position, et il n’en revenait pas, a-t-il dit, que ceux qui imposent le blocus comme remède universel contre toutes les maladies politiques ne s’en rendent pas compte, mais ce qui est encore pire , a-t-il dit, c’est d’insister sur la culpabilité de tout un peuple, ce qui n’est rien d’autre que du racisme masqué » écrit David Albahari dans Globe-trotteur. De la paresse plus que du racisme, une blâmable facilité. Il faut, oui, il faut trier, organiser, cerner le cauchemar en acte, et le limiter à ce, ceux qui l’engendrent et s’y complaisent.

Et puis, il y a autre chose. Si dans Danube, dont les lignes, les mots, accompagnent   le voyage, Magris accorde 62 pages à Vienne, consacre 20 pages à Budapest, Belgrade se voit gratifiée de 3 maigres pages qui plus est insipides. Claudio Magris est un homme de la Mitteleuropa, si Belgrade est ainsi négligée c’est qu’elle ne présente pas le caractère de cette aire culturelle, l’auteur avouera d’ailleurs que la ville « échappe au portrait, ses métamorphoses se laissent davantage vivre ou évoquer que décrire« . Aller jeter un oeil sur l’indescriptible devient une vraie tentation.

L’hôtel est réservé à Zemun, les cinq cents kilomètres et des (grosses) brouettes qui séparent la danubienne capitale serbe de la ville de frontière macédonienne tirent à leur fin, les montagnes, les vallées encaissées des Balkans sont des souvenirs de rétroviseur, la touffeur d’une mer devenue plaine fluviale nous enveloppe.

Belgrade c’est d’abord, visuellement, une monumentalité affichée, des tours à l’architecture originale marquent  le ciel. Belgrade c’est aussi une circulation pressée et pressante. Et puis, une fois la voiture abandonnée dans le garage de l’hôtel, conduits par le vieux bus jaune et tanguant vers Zeleni Venac, à l’orée de la vieille ville, cela devient une balade dans de vieilles rues où les monumentaux édifices de la fin du XIX° siècle voisinent avec les non moins monumentaux édifices du début du XX °. Une promenade dans une ville matinale déserte en cet août finissant, jusqu’à la forteresse du Kalamegdan où, après un coup d’œil distrait au considérable arsenal de pièces d’artillerie accumulé là, on approche tout à coup, on se penche soudain sur les deux charmes certains de la ville.

L’imposante rencontre de deux puissants cours d’eau, les eaux bleues de la Save éperonnant les eaux vertes du Danube, avant de poursuivre ensemble leur route vers la mer Noire. La lente navigation des barges ronronnantes, dont aucune toutefois ne portera ailleurs que dans le rêve cette blanche statue qui y voguait naguère imprime son indolence à l’esprit. Elle se communique aux pas, alors que le regard glisse sur la tombe d’un héros turc vaincu, suit les colombages d’une bâtisse ottomane, atteint le bulbe très Europe centrale de la cathédrale orthodoxe, alterne Orient et Occident, confluence culturelle.

La flânerie se poursuit dans la ville. Il faut se faufiler dans l’ombre de plus en plus étroite qui longe les murs afin d’échapper à l’ardente morsure du soleil, cherchant l’air comme une carpe tirée du fleuve. Les tableaux s’exposent hors des musées avec leurs notices explicatives. De belles librairies sont disséminées ça et là, offrant de multiples tentations à la curiosité du lecteur. Les élégantes Belgradoises et messieurs assortis (à moins que ce ne soit l’inverse) sont attablées aux nombreuses terrasses couvertes de cafés. Je me glisse au hasard dans un minuscule local, où confluent le souffle embrasé du grill sur lequel grésillent les ćevapi et le souffle frais de la clim et commande la cinquantième (au moins !) Shopska salad de l’été, regrettant de ne pouvoir comprendre les tumultueuses conversations des autres clients de ce mini-local. Et en dessert ? Ben, baklava of course. Il n’est pas nécessaire ici de chercher un restaurant turc ou grec dans un quartier déterminé pour pouvoir m’adonner à mon délice favori, il est de toutes les cartes.

En redescendant vers Zeleni Venac, vers le bus jaune et tanguant, je note mentalement dans mon mémento : revenir à Belgrade. Poursuivre l’observation. En automne ? Il y a de la brume en automne là où se rencontrent le Danube et la Save ?

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