Essai sur la lucidité

« Chers concitoyens, dit-il, le résultat des élections qui se sont aujourd’hui déroulées dans la capitale est le suivant : parti de droite, huit pour cent ; parti du centre, huit pour cent ; parti de gauche, un pour cent, abstentions zéro, bulletins nuls, zéro, bulletins blancs, quatre-vingt-trois pour cent. »

Sans heurt, avec un calme parfait, sans que rien dans les conversations captées ça et là par les micros espions de la police ne laisse transparaître quoi que ce soit d’extraordinaire,  les habitants de la capitale (une allusion brève est faite au Portugal, mais la localisation exacte est résolument secondaire dans ce livre) glissent presque tous un bulletin blanc dans l’urne.

Si les électeurs ont paisiblement exercé « leur droit pur et simple à ne suivre aucune opinion consensuellement décidée« , les politiciens, ou plus exactement les gouvernants, ne l’entendent pas de cette oreille. Le résultat des élections ne peut être que l’oeuvre d’une obscure force subversive ayant manipulé leurs dociles brebis (ah, non, zut, ça c’est du jargon de curé…), alors, ayant manipulé l’esprit d’habitude éclairé et responsable des citoyens (c’est mieux, non ?). L’état d’exception est aussitôt décrété, les « forces de l’ordre » chargées par tous les moyens de démasquer les coupables de cette volonté de « torpiller la démocratie ».

Toute la première partie du livre se déroule dans les cercles du pouvoir, souvent  parmi le conseil des ministres. Le lecteur assiste à la complète incapacité des dirigeants d’être ne serait-ce qu’effleurés par le doute que ces flots de votes blancs relèvent du désaveu de leur politique. Le chef du gouvernement, flanqué de ses acolytes de prédilection respectivement ministres de la défense et de l’intérieur (en l’absence de description physique, on hésite à se le représenter en rouquin dégarni, ou en binoclard pincé) s’agitent, font des déclarations martiales ou solennellement larmoyantes sur des médias à leur botte, décident d’abandonner la cité rebelle à son sort, la quittant et la réduisant à l’état de siège. Ils savent qu’ainsi le chaos la gagnera et les habitants domptés viendront les supplier de reprendre en main l’organisation de leur monde. Ils se trompent. Et même le meurtrier attentat organisé par leurs soins ne troublera pas autrement que par l’expression d’une douleur digne et maîtrisée l’ordre de la capitale.

Las de se morfondre devant le spectacle de la poursuite de la vie parfaitement sereine de la métropole, les gouvernants, sur fond de rivalités personnelles et de zèle activiste (ça me rappelle un gusse ça, le zèle activiste), changent de tactique et s’orientent vers l’identification du coupable, du germe du mal. Et à défaut de responsable réel, les services du ministère de l’intérieur sont tout prêts à en fabriquer un de toute pièce. La personne désignée sera la femme du médecin, de l’ophtalmologue, qui quatre ans auparavant n’était pas devenue aveugle lors de l’épidémie de cécité qui avait frappé le pays. Inexplicablement elle n’a pas perdu la vue, elle est donc à l’origine de la machination des bulletins blanc déclare la logique ministérielle. Malgré l’aide du commissaire chargé de créer les preuves de sa culpabilité, et qui paiera de sa vie sa désobéissance (« C’est une règle invariable du pouvoir qu’il vaut mieux couper les têtes avant qu’elles ne commencent à penser, après cela pourrait être trop tard. » écrit ailleurs José Saramago), le dessein gouvernemental se structure inexorablement. Le livre s’achève sur la mort, l’exécution par balle par un tireur d’élite, de la femme.

Nous sommes dans le registre de l’allégorie, de la fable. Le récit crée, à moins qu’il ne mette tout simplement en lumière, l’illusion de démocratie. Une caste se régénérant par cooptation d’individus dociles (le maire de la ville, pourtant promis à un bel avenir dans le parti de droite au pouvoir démissionnera suite à l’attentat, mettant un terme à sa carrière, les ministres de la justice et de la culture quitteront le gouvernement) noyaute le pouvoir. Avec l’aide des médias (Ah ! le halètement jubilant des journalistes lorsqu’ils croient à l’imminence de quelque violence…) elle le confisque et le vote n’est qu’une formalité, une trompeuse, fallacieuse  caution de légitimité.

La démocratie n’est qu’une mascarade nous dit Saramago, une coquille vide.

Le genre engendre certes une certaine outrance du trait, mais on ne peut s’empêcher de penser que l’ouvrage porte bien son titre : une éblouissante sombre lucidité.

José Saramago, Ensajo sobre a lucidez, Editorial Caminho, Lisboa, 2004, 329 p

José Saramago, Saggio sulla lucidità, trad. Rita Desti, Feltrinelli, Milano, 2011, 302 p

José Saramago, La lucidité, trad. Geneviève Leibrich, Seuil, Paris, 2006, 359 p

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