Istanbul était un conte

« Nous étions au bord de la mer. Quelqu’un avait voulu évoquer les rues d’Istanbul qui donnaient sur la mer. Peut-être la mer constituait-elle une rue tout à fait à part, vers laquelle coulaient des rues sans nombre, une rue susceptible de faire vivre tant de chansons pleines de nostalgie. »

Les notes de Selahattın Pınar ou celles de Leonard Cohen planent sur le Bosphore.

Des hommes et des femmes migrent. D’Ortaköy à Asmalı Mescıt en passant par Halıcıoğlu, ils changent de quartiers, ils sillonnent Istanbul au gré de leurs déménagements successifs. D’Halıcıoğlu à Vienne, puis à Paris, puis à Marseille, puis à Biarritz, puis à Auschwitz, ils parcourent l’Europe. D’Odessa à Mexico City via Alexandrie, ils franchissent les océans.

Le turc, le ladino, l’espagnol, l’hébreu, le grec, l’italien, l’allemand, le français, le russe et les cultures que ces langues portent résonnent dans les boites crâniennes, dans les salons selon les circonstances, dans les rues abruptes de Beyoğlu ou sur les berges de la Corne d’Or.

Monde cosmopolite.

« Saga familiale » annonce aussitôt la quatrième de couverture, celle des Ventura, descendants de Juifs espagnols, sur quatre générations. De Perla et Avram nés au crépuscule du XIX° siècle jusqu’à Rozi et Nora, leurs arrières petites-filles. Récit fragmenté, vagabond, faisant fi de la chronologie, de facettes de la vie, des vies, réelles et fabulées (« mensonge » est un mot bénéficiant d’une remarquable occurrence dans ces pages) de pas moins de 47 personnages -dont un chat héllénophone, membres de la tribu Ventura ou satellites : amants, amis, voisins. 48 personnages, puisqu’il faut y ajouter le narrateur, un écrivain (et l’auteur ?) qui rencontre, observe, interroge, sonde, espionne (avec empathie) ces êtres dont il se propose d’écrire l’histoire. L’histoire-refuge de souvenirs d’une ville qui change, et donc disparaît, comme ces hommes qui la peuplaient, avec eux. Une nostalgie diffuse sourd du texte.

Une nostalgie distraite par des idées de saveurs qui émoustillent les papilles, motelles aux prunes jaunes, la confiture de pommes au mastic, doigts d’Haman sucrés jusqu’à l’indécence, rakis aux goûts divers dans des bidons de fer blancs… ou par l’enchantement qui naît de l’évocation du vent hivernal dans les pins d’une Büyükada saisonnièrement désertée… ou par… mille autres détails sensibles, sensuels même d’une ville.

Mais le rêve, l’élan de rêve du lecteur est dans ce livre singulièrement entravé. Le livre est lourd (plus de 600 grammes) et la police petite, vraiment petite ; le poignet et les yeux de la quadra fatiguent. Et puis surtout le livre fourmille de coquilles, plus que des coquilles, des erreurs (confusions de pronoms, verbes doublement traduits, confusions grossières d’homophones) qui heurtent la lecture, obligeant à relire les phrases, à chercher l’effet de style. Lequel style est, au-delà des faiblesses de l’édition, un peu indigeste pour peu que l’on se range au rang des amateurs de concision. La substance du texte est une succession de chapitres relativement courts, aux -beaux- titres évocateurs, constitués de denses paragraphes où se succèdent des phrases très brèves, souvent redondantes avec une nette tendance à l’aphorisme, un penchant marqué aussi à la suspension.

… Tu n’es pas venu une seule fois l’année dernière. La porte est toujours ouverte, tu sais. C’est tout ce que je peux te dire… – C’est entendu, je viendrai, avais-je dit, l’été dernier c’était différent. Ce qui s’est passé nous a fait de la peine à tous (le lecteur ignore à ce stade et pour encore de nombreuses pages ce qu’il s’est passé) » Cet été-là nous avait enlevé beaucoup de choses que nous ne retrouverions plus jamais. Nous étions parvenus à un sujet qu’il ne fallait pas trop développer. Il faut parfois savoir se contenter de quelques phrases évocatrices. On ne peut dépasser certaines limites qu’avec le temps. Et c’est seulement bien des années après que nous parviendrons à parler de notre douleur, encouragés sur cette voie par d’autres douleurs vécues. Nous le savions tous les deux. Il me semble que tous ceux qui étaient impliqués bon gré mal gré dans ces événements l’avaient senti d’une manière quelconque. Nous avions encore  besoin de temps, de ce temps que nous ne comprendrions pas sans avoir subi des blessures, ce temps qui nous prouverait à quel point certains contacts sont primordiaux, autrement dit, qui nous permettrait de reprendre confiance.

Un exemple parmi d’autres de ces fréquents passages de considérations filandreuses insérées dans la narration et qui finissent, à la longue, par créer une déplaisante sensation de verbiage. Source d’engourdissement qui pousse parfois à reposer le livre à la fin d’une séquence de lecture en se demandant ce qu’on peut bien avoir juste lu.

La lassitude guette, puis abandonne à l’improviste : « Avec son minibus de plus en plus vétuste, qu’il aimait comme un ami, et qu’il avait baptisé Hafiye, limier, en raison des lettres HF figurant sur la plaque d’immatriculation, il avait parcouru en tous sens les chemins d’Anatolie. Quantité de vie, de routes, de nuits et d’aurores particulières, que peu de gens étaient appelés à vivre, habitaient en lui. »

Flux et reflux de l’intérêt.

Lire Istanbul était un conte est une expérience nébuleuse.

Mario Levi, Istanbul Bir Masaldı, Doğan Kitap, 2006

Mario Levi, Istanbul était un conte, trad. F. Fidan, Sabine Wespieser, Paris, 2011, 703 pp.

Commentaires fermés sur Istanbul était un conte

Classé dans carnet de lecture

Les commentaires sont fermés.