Au fer rouge (et autres nouvelles)

« A la surface immobile des eaux stagnantes, nauséabondes, tapissées d’herbes glauques, on avait bien vu s’élever quelques vaguelettes, essayant de se dépêtrer pour prendre de la hauteur. Mais elles étaient vite retombées, la chape des herbes glauques s’était reformée et rien n’avait plus fait frémir la surface immobile. Pas la moindre vague ne s’était plus soulevée.

Ah la puanteur des eaux croupissantes et si inertes ! Étouffantes, suffocantes. Du vent ! du vent pour ébranler ce marécage infect où rien ne bouge !

Nulle part le moindre souffle d’air... »

Le siècle, l’avant-dernier, touche à son terme. Les Russes et les Turcs finissent de se faire la guerre. Les  Obrenović et les Kardjordjević intriguent à qui mieux mieux pour s’approprier le pouvoir qu’ils occupent en alternance dans un pays désormais indépendant. Radoje Domanović, jeune professeur de serbe (il meurt en 1908, à 35 ans, de la tuberculose), écrit des nouvelles satiriques : Candide en Serbie.

Au gré des nouvelles, des narrateurs voyageurs, un bœuf, un rêveur scrutent des pays aux noms variables ou évasifs mais qui n’en font qu’un : « Notre chère patrie qui a tant souffert« , c’est à dire la Serbie. Dans ce pays tous les hommes sont constellés de médailles du mérite, de toutes les sortes possibles et inimaginables de mérites. Le rigorisme de  l’armée de fonctionnaires maniaques jusqu’à l’imbécilité étincelle, le népotisme rayonne, le conformisme a pignon sur rue, le patriotisme dévorant flamboie, le volontarisme législatif fulgure frénétiquement pour tout et surtout n’importe quoi, la pleutre mais hâbleuse nonchalance physique du peuple, et de ses dirigeants qui en sont l’émanation quintessente, éclate.

Le ton est féroce, la critique sociale, dans la tradition classique (une Française pense à Voltaire bien sûr, ou au Flaubert de Bouvard et Pécuchet), mordante. Critique nationale plus que sociale à vrai dire. Le lecteur éprouve la colère impuissante de l’auteur, dont l’esprit acéré saisit les travers de ses connationaux contemporains et engendre une impitoyable raillerie. Le rire, émonctoire de l’exaspération. A moins que l’on adopte anachroniquement la vision cosserienne où la dérision devient instrument de sape du pouvoir.

Des extraits ? Quelques échos, au hasard :

« Après avoir fait la tournée de tous les ministères, je décidais de poursuivre par la Chambre des représentants du peuple, laquelle était ainsi qualifiée en vertu d’une habitude dépassée, car en réalité c’était le ministre de la police qui nommait les députés. A chaque changement de gouvernement, on convoquait immédiatement de nouvelles élections, ce qui veut dire qu’il y en avait au moins une fois par mois. Le terme élection signifiait en l’espèce la désignation des députés et remontait à l’époque de la société patriarcale quand le peuple, en plus de ses autres malheurs, avait aussi la fastidieuse obligation de réfléchir et de s’occuper lui-même de choisir ses représentants. Autrefois on avait bien voté de cette manière primitive, mais la Servilie moderne et civilisée avait simplifié cette procédure idiote qui faisait perdre inutilement son temps. Le ministre de la police, déchargeant la population de ses soucis, choisissait à sa place et nommait les députés ; les gens ne gaspillaient plus leurs journées, ne se préoccupaient plus de rien et n’avaient plus à penser. En vertu de quoi, il était naturel de parler d’élection libres. »

« – Bien, et quel est le devoir d’un citoyen sage et discipliné ?

– Le devoir d’un citoyen sage et patriote est de se lever chaque matin de son lit.

– Très bien, c’est son premier devoir. En a-t-il d’autres ?

– Oui, il en a d’autres.

– Qui sont ?

– De s’habiller, de se débarbouiller et de petit-déjeuner.

– Et ensuite ?

– Ensuite il sort tranquillement de sa maison et va tout droit à son travail, et s’il n’a rien à faire alors il va au bistrot où il attend qu’il soit l’heure de déjeuner. A midi pile, il retourne tranquillement chez lui pour déjeuner. Après, il boit un café, se lave les dents et se couche pour faire un somme. Quand il a bien dormi, il se débarbouille et va faire une promenade, après quoi, il se rend au bistrot et quand vient l’heure du dîner, il rentre tout droit chez lui pour dîner. Après il se couche dans son lit pour dormir.

De nombreux autres membres de l’opposition racontèrent à leur tour une petite histoire en soulignant bien sa morale édifiante. Puis ils exposèrent leurs convictions et leurs principes.

L’un d’eux proposa qu’on mit fin au meeting pour aller boire un verre de vin au bistrot.

Là, les opinions divergèrent pour donner lieu à un débat houleux. Personne ne se sentait plus l’envie de dormir. On vota sur les principes. A l’issue du vote, le préfet annonça que la proposition était acceptée dans son principe et qu’il était acquis qu’on irait au bistrot ; il ne restait plus qu’à discuter des détails : qu’irait-on boire là-bas ? »

« Ces louanges résonnaient de côtés, tant et si bien que l’héroïque sang serbe se mit à bouillonner dans mes veines. Nous aussi, nous avions pour ancêtres des héros qui, eux aussi, étaient morts pour la liberté, suppliciés sur le pal ; nous aussi nous avions un héroïque passé et notre héroïque Kosovo. Ivre de fierté nationale, exalté à l’idée de couvrir mon peuple de gloire, je me précipitai devant le tribunal où je m’écriai :

– Quels sont donc les mérites de votre Lear ? De vrais héros vous n’en avez encore jamais rencontrés ! Attendez seulement de voir la noblesse du sang serbe ! Marquez-moi au fer dix fois, pas seulement deux !

Le fonctionnaire en habit immaculé approcha de mon front le fer chauffé au rouge. Je tressaillis… et me réveillai. »

Ce classique de la littérature serbe, dont le buste très romantique s’expose dans le parc du Kalamegdan, est-il étudié dans les établissements scolaires ? Qu’en ont pensé, en leur for intérieur, les preux dirigeants serbes dont nous entendions naguère les discours martiaux ?

Radoje Domanović, Au fer rouge (et autres nouvelles), trad. C. Chalhoub, Non Lieu, 2008, 174 pp.

Les nouvelles qui composent le recueil ont paru entre 1898 (Abolition des passions) et 1902 (Servilie) dans divers journaux et revues serbes.

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