Le Derviche et la mort

« Tout cela c’est moi, tout en menus morceaux, fait de reflets, de lueurs, de hasards, de raisons non démêlées, d’un sens qui existait puis s’est égaré; et à présent, je ne sais plus, dans ce chaos, qui je suis. »

Ahmet Nurudin est le cheikh de la tekké. Un derviche mevlevi respecté, croit-il, un notable, croit-il. Il vit serein dans les certitudes que lui donne la foi inculquée, la conviction de suivre la juste voie, celle tracée par Dieu. Il vit seul, au cœur de la ville et pourtant loin des hommes qu’il ne voit qu’à la mosquée, lors de la prière, qu’il guide. Pas assez loin cependant.

Il apprend que son jeune frère, Harun, est emprisonné dans la terrible forteresse, sur ordre du cadi. Son monde ordonné et paisible bascule alors. Au milieu de mille tourments, de mille incertitudes, désemparé, hésitant, chancelant devant sa méconnaissance des hommes et des rouages de la société dans laquelle il vit, il s’accroche à un désir éperdu de triomphe de la justice qui veut la libération de son frère. Il rencontre, affolé, le musellim qui affiche son mépris ; il rencontre,  épuisé, le mufti qui affiche son ennui ; il rencontre, glacé, le cadi qui affiche son indifférence. Pour apprendre qu’avant même toutes ses requêtes, son frère a été exécuté, aussitôt après son arrestation.

On lui dit que Harun, scribe du cadi, a trahi, il a divulgué un secret des puissants : le sort d’un homme est scellé avant même son procès, sa mise à mort décidée avant qu’il ne comparaisse. La justice est un simulacre. Ahmet se révolte, le cheikh qu’il est profite de la prière publique pour dire sa douleur, pour affirmer que la justice divine châtiera les auteurs l’injustice humaine. Les hommes du musellim le passent à tabac lors d’une embuscade. Il se révolte encore, écrit une lettre au vali. Elle est interceptée, il est conduit dans un noir cachot dans la forteresse, incertain de son sort, gagné par l’anéantissement de son être. Jusqu’à ce que l’amitié d’Hassan lui rende une lueur, cette amitié qui équilibrera la haine qui l’empoigne, la volonté de vengeance qui l’anime désormais, le poussant à intriguer jusqu’à obtenir la mort du cadi.

Hassan, le frère de la femme du cadi ennemie jurée d’Ahmet, le fils de notable promis à un brillant avenir à Istanbul mais qui refusa les ruses du pouvoir et les luttes qu’il implique et préféra, au grand dam de sa famille, se faire vagabond et marchand de bestiaux. Un jeune homme fantasque et philosophe qui respecte « l’ordre que les autres savent établir mais qui n’en ressent pas lui-même le besoin. » Qui semble « en hostilité déclarée contre les objets. En fait l’ordre lui fait un peu peur, l’ordre est une finalité qui confirme la loi, diminue le nombre des formes de vie possibles ; l’ordre c’est la conviction illusoire que nous sommes maîtres de la vie, et la vie se défend, elle nous échappe d’autant plus que nous la serrons davantage. » Un personnage désabusé, généreux, serviable, audacieux. L’ami idéal qu’Ahmet, devenu cadi à la suite de sa victime, pris dans les rets du pouvoir, trahit à son tour, torturé mais lâche, croyant signer la perte de son ami mais engendrant la sienne.

Un katoul-firman arrive d’Istanbul, ordonnant la mort par étranglement du cadi en disgrâce. Il lui reste une dernière nuit dans le paisible jardin de la tekké, dans sa familière chambre pour affronter sans espoir l’idée de sa propre mort qui se produira à l’aube, dans cette dernière aube où « l’enveloppe tombe comme un vêtement, comme une armure ; il ne reste que l’être nu, comme au premier jour. »

Ahmet Nurudin est le narrateur, posthume puisque le livre s’ouvre sur ses ultimes heures avant de remonter le temps, de ses propres errances, de sa propre désagrégation qui le conduira à la mort. Le récit des derniers mois de sa vie (il ne s’écoule pas un an entre la mort de son frère et la sienne) est entrecoupé de souvenirs d’enfances, d’adolescence, de jeune soldat derviche. Le derviche et la mort est un livre sur la peur, sur l’ambiguïté, sur l’impuissance d’un homme. Sur la déchéance inhérente à tout pouvoir puisqu’Ahmet ne sera pas plus juste ni meilleur que ses prédécesseurs. Un livre rude qui serait fataliste s’il n’y avait la lumineuse figure  d’Hassan. Un livre sur la Bosnie, sur la beauté de ses paysages (la ville du livre n’est pas explicitement désignée, est-ce Sarajevo ? Possible) , un livre sur la Bosnie ottomane dont il éclaire, sans jamais céder au pittoresque gratuit, diverses facettes, du compte-rendu de l’espion latin qui souligne la violence et la corruption des puissants qui tiennent le pays, à l’affection aussi profonde qu’amère d’Hassan.

Meša Selimović, Derviš i smrt, Svjetlost, Sarajevo, 1966

Meša Selimović, Le derviche et la mort,  trad. M. Begić et S. Meuris, Gallimard, 2004

Meša Selimović, Il derviscio e la morte, trad. L. Constantini, Dalai editore, 2008

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