Quinze heures dix-sept

« Il est midi à Haydarpaşa. La gare vibre davantage du ronronnement des vapurs que de celui des trains. Une femme dont les talons claquent sur le sol passe.

La si délicate Haydarpaşa Iskelesi, sans doute contemporaine de la monumentale construction à laquelle elle s’adosse, n’abrite pas le moindre passager. Bien qu’elle soit pourvue de tourniquets modernes et qu’à son immédiate proximité on trouve des distributeurs de jetons dernier cri, les navires la négligent et la ligne sur laquelle elle se trouve restera une énigme.

Dans le hall quelques voyageurs potentiels retirent docilement leur numéro d’ordre et s’installent en attendant leur tour sur les bancs de bois faisant face aux verrières colorées des guichets.

Un jeune couple, une mariée froufroutante au chignon monumental et impeccable digne de concourir pour une publicité de laque, ou de casque. Ils sont là pour quelques prises de vue, quelques photos aux poses occidentales dans un cadre suggestif qui transmettront à la postérité familiale le souvenir de ce jour inoubliable.

Le cliquetis des ciseaux dans le couloir signale l’activité du barbier dans sa boutique.

Seuls les flots de soleil qui pénètrent par les hautes baies vitrées peuplent les salles d’attente. On y voit des lustres de fonte ciselée dont les abats-jours en verre poli simulent les ondulations de la méduse, design rococo pourvu des plus modernes ampoules basse consommation. Une image, une mauvaise photographie, l’éphémère suspension du souffle que provoque la joie, avant qu’il ne reparte, plus profond, nourri :un train qui parcourt l’Anatolie enneigée étincelante de soleil.

Il est midi à Haydarpaşa et j’ai manqué mon train. Le Doğu Ekspresi partait ce matin à 7 h 10. »

Ces notes à peine modifiées ont été écrites le 7 novembre 2010, sur un coin de nappe bleue du restaurant Mythos, dans la gare même : une porte sur le bassin du port de Kadikoy, une sur les quais. C’était un repérage, l’étape 1 : récupérer l’horaire et le prix d’un train, DU train. Istanbul-Kars. La suite, l’étape 2, interviendrait plus tard, un hiver, le suivant ou un autre après. C’était sans importance, rien ne pressait, mais ce serait un jour sombre de février où les flocons volèteraient sur le Bosphore, où le vapur frôlerait des géants d’acier lançant leur puissant et triste appel. Indispensables ultimes sensations marines avant la terre immense, nue et blanche, à l’infini. Une esquisse de projet, un désir tenace, un rêve, de ceux que l’on choie, de ceux dans lesquels on se dorlote, se prélasse avec délices, le corps fourmillant de plaisir. Un repère de la vie à venir.

Exactement onze jours plus tard, la gare d’Haydarpaşa brûlait. Un événement douloureux qui n’aurait pu être qu’un pénible aléa de l’histoire, un simple contretemps de projet si les flammes de la cupidité pudiquement travestie en modernité n’étaient plus dévorantes, plus destructrices que celles de l’incendie. L’accident (en était-ce vraiment un ?) révéla à une conscience sereine car ignorante que la gare, SA gare, faisait l’objet des convoitises de quelques investisseurs bavant devant la promesse d’un avenir pailleté de centre commercial, hôtel, centre très vaguement culturel, trucs et bidules en tout genre, y compris les plus débiles et hideux, pourvu qu’ils soient grassement lucratifs.

En ce mois de février 2012, le lendemain d’un jour sombre d’hiver où les flocons voletaient sur le Bosphore si l’on en croit les flaques de neige qui reculent dans l’ombre, le train de banliyö Gebze-Istanbul, surchauffé, bondé, brinquebalant, entre en gare d’Haydarpaşa. Au premier pied posé sur le quai, à première vue, il semble que la gare soit toujours une gare, que le sombre avenir prédit ait été conjuré. Les auvents des quais masquent les dégâts des toitures, les trains turcs blancs, bleus, rouges s’alignent sagement sur leurs voies. Il est bien sûr trop tard pour le Doğu Ekspresi, mais l’on peut toujours envisager sa présence, ce matin à l’aube, avant qu’il ne s’élance vers l’est, poussivement certes mais sûrement.

Le Doğu Ekspresi ne part plus d’Istanbul, comme ne partent plus les trains à destination d’Eskişehir ou d’Ankara. Pour une période de deux ans, dit-on. Sur le perron, une manifestation d’une centaine de personnes, entre chants, danses, pancartes et banderoles affichent leur volonté de garder à l’ancien bâtiment sa vocation première. Quelles sont les chances de succès de ces réunions bon enfant face à la rapacité ? En quittant les lieux vers la ville, l’ombre diaphane de l’espoir dépérissant encore, le regard s’arrête, amer, sur le panneau où la gare personnifiée saluait naguère encore les voyageurs qui la quittaient. Le sentiment que les rôles ont changé, que c’est cette fois le voyageur immuable qui prend congé une gare qui disparaît : güle güle Haydarpaşa… adieu Haydarpaşa. Il songe que s’il n’est pas si rare de devoir abandonner un rêve, il est en revanche exceptionnel de lire, éclatante dans la lumière, l’heure exacte de cette suspension : 15 h 17.

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