Pour seul cortège

Ils savent, à cet instant, qu’ils quittent enfin ce qui leur répugne : les rivalités du partage et les guerres intestines. Tout cela est loin derrière eux. Ils sont unis par autre chose. La voix de Dryptéis les accompagne qui leur murmure à l’oreille : « Vous êtes les cavaliers du dernier souffle, les seuls héritiers…« 

Au cœur de la clameur du banquet, Alexandre sent dans le silence de son corps les premières atteintes de la douleur qui le terrassera bientôt. Il se lève et danse, transe au rythme d’un chant de l’Indu Kush, transe afin d’oublier la voix d’Olympias, sa mère, qui lui demande à qui il appartient. Jusqu’à l’effondrement. A la lente agonie dans la lumière feutrée du palais de Babylone. A la mort et au chaos du monde qu’elle engendre, assassinats et lutte au dernier sang afin de conserver le pouvoir, ou tout simplement la vie.

Le cortège funèraire imposant, des centaines de mules, des centaines de pleureuses accompagnant un sarcophage d’or s’ébranle, lent, vers la Macédoine, vers Olympias qui l’attend. Jusqu’à ce que Ptolémée ne vole le corps, en escomptant un héritage symbolique de pouvoir. Mais c’est un sarcophage vide qu’il ensevelira en grand pompe. Il cède à la prière de Dryptéis, ultime fille survivante de Darius, dernière achéménide, qui, à la demande insistante de la voix d’Alexandre, veut le conduire dans une tour de silence perse où il sera dévoré par les vautours, avant qu’elle-même ne soit assassinée pour que personne ne dévoile le secret de la sépulture vide.

Les deux gardes du corps d’Alexandre, le chanteur de l’Indu Kush, un Nubien et un noble de Sogdiane, se lancent à leur poursuite, sauvent Dryptéis, recueillent le dernier souffle, l’esprit du conquérant dans une urne, et prennent la direction de l’est, de l’Hyphase but conscient de leur voyage. Ils s’arrêtent, puis offrent au souffle du mort ce qui avait été refusé au vivant par le rébellion de ses soldats. Sous la houlette d’un cavalier sans tête, ils foncent vers l’est. Sept chevaux galopent vers le Gange, vers Pâtaliputra, vers le roi Chandragupta. Ils s’élancent vers la bataille, vers l’est, vers la réponse à la question d’Olympias.

Le récit est porté par plusieurs voix, en une succession de brefs paragraphes entrelacés. Celle de Dryptéis qui cherche vainement à échapper à l’Empire. Celle d’Ericléops, le héraut décapité du roi de Macédoine qui revient lui ouvrir la voie, en éclaireur. Celle d’un narrateur omniscient, témoin plein d’empathie de la soif d’Alexandre.

On retrouve la netteté du style, l’ample concision qu’il avait dans le Tigre bleu de l’Euphrate, la beauté touchante des images ciselées. Mais le texte cité se concentrait en cinquante pages, saisissant le principe d’une vie. Pour seul cortège s’étend sur presque deux cents pages et … c’est presque trop. Il arrive que la sobriété devienne ampoulée, que le dépouillement épique sonne soudain creux. En particulier sur les dialogues, échanges de mots essentiels que l’on trouve soudain prétentieux. On excusera ses complaisantes et un peu vaines longueurs, pour l’élan de l’idée, pour les pépites glissées ça et là, et surtout pour la lumineuse force de la dernière phrase.

A qui appartiens-tu, Alexandre ? …

Laurent Gaudé, Pour seul cortège, Actes Sud, 2012, 185 p

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