Cadeau d’adieu

N’est-il pas étonnant de voir comment les rêves insufflent vie à la cendre et à la poussière de notre réalité ? Nous jouons dans la boue du désir, tel ce bêta d’Epiméthée , nous modelons des créatures qui prennent brusquement vie, déchirent la fine membrane de nos attentes, et, aussi réelles que les cauchemars d’enfants, se jettent sur nous. Mais à quoi bon, Seigneur, ce lyrisme ? D’où est-ce que je sors cette boue, cette vase, ces poussières ? Et où est le drame là dedans ? L’action, l’intrigue, l’aventure ? Excusez-moi. Ici, tout est ralenti, comme un carrosse dans la terre détrempée ou la neige, peu importe. Les mots prennent des dimensions d’éons qu’il est ensuite difficile, presque impossible, de réduire de nouveau en mots ; comme une fugue à laquelle s’ajoute sans cesse de nouvelles voix. Non, ceci n’est pas une fugue, même si l’alternance du thème principal et des épisodes pourrait le laisser croire.Une fugue n’est qu’un vain jeu de forme, écriture musicale qui renonce à tout ce qui est réel, si bien qu’il ne lui reste plus qu’à se répéter à l’infini. Non, ce n’est pas une fugue. Un concerto, peut-être. Le matin, j’ai reçu les restes de mon frère dans une boite en tôle écaillée : allegro. J’ai appris que son cœur dilaté avait été jeté aux ordures et brûlé en même temps que ses poumons, son foie et ses autres entrailles : largo cantabile. Ma femme n’en sait rien et espère partager avec moi une de ses joies. Le feu dans le poêle et les jattes aux reflets cuivrés, avec les olives, les amandes et le fromage, le plateau avec le pain et le jambon, les bougies et la bouteille de vin sur la table, tout ça annonce sont désir de fêter avec moi dans l’intimité, modestement, ce qui compte pour elle.

Ce qui compte pour elle, et à ce stade du roman l’époux narrateur ne le sait pas encore, c’est de le remercier pour le merveilleux cadeau qu’il lui a fait : des cendres d’une finesse exceptionnelle, pour sa glaçure. Allegro non molto.

Pas de développement cette fois : la revue Slavica a publié il y a à peine deux mois une belle étude de ce roman, Concerto pour un exil.

On regrettera juste (en tous cas je le regrette) que l’auteur de l’article qui, après avoir écrit que  » dans les Balkans déchirés par la guerre civile [ce qu’elle n’était pas] s’enclenche un mouvement migratoire opposé qui conduira plusieurs générations d’ex-Yougoslaves à s’exiler en Occident« , se plait à souligner « l’absence d’un authentique romanesque d’exil reste l’une des principales caractéristiques de la culture serbe d’aujourd’hui » ne fasse pas la moindre allusion, n’esquisse pas la moindre ouverture, pas même une phrase sur la littérature bosnienne postérieure à la guerre. Qui regorge, elle, de « romanesque de l’exil ».  Aleksandar Hemon (L’espoir est une chose ridicule, Le projet Lazarus), Miljenko Jergović (Buick riviera, Freelander), Saša Stanišić (Le Soldat et le gramophone)…

Vladimir Tasić, Cadeau d’adieu, trad. G. Iaculli, G. Lukić, Les Allusifs, 2004, 137 pp

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