La Papesse Jeanne

Aimez-vous, lecteur, le bon vin ? Si véritablement vous l’aimez, vous haïssez sûrement ces cabaretiers peu scrupuleux qui, par honteuse spéculation, falsifient ce noble breuvage, y mêlant de l’eau, de la teinture, du poison, et, au lieu du nectar divin, offrant une boisson insipide ou nauséabonde à vos lèvres altérées. De tels cabaretiers ont existé depuis des siècles, exerçant la garde et la distribution du vin généreux de la foi, comme le sage Albin nommait la religion, et cette comparaison entre cabaretiers et prêtres, christianisme et tonneau, appartient à un synode du IX° siècle , de sorte que mes expressions, sinon correctes, sont tout le moins canoniques.

Le propos est clair, énoncé sans détour au milieu du livre : dénoncer le mauvais usage que certains, souvent ceux qui s’en prétendent les plus fervents gardiens, font de la religion. Exposer plus que dénoncer, exposer à l’hilarité du lecteur sinon du public.

En cette deuxième moitié du XIX° siècle, le biais choisi par Emmanuel Roïdis  est de réécrire, amplement et à sa, savoureuse, sauce la biographie d’un personnage apparaissant dans quelques chroniques de moines dominicains au XIII° siècle et par la suite plusieurs fois repris aussi bien par des écrivains que des enlumineurs ou graveurs : Jeanne l’Anglaise alias Jean VIII, Pontifex Maximus de son état.

Jeanne est la fille putative d’un docte moine anglais, expédié en Germanie pour aider le Grand Charles à christianiser, aussi définitivement que faire se peut, ces très récalcitrants Saxons sectateurs d’Irminsul et autres divinités barbares que le pieux d’Aix-la-Chapelle voudrait bien voir disparaitre. Vive d’esprit, son père lui enseigne dès la plus tendre enfance la somme de savoirs contenus dans les saintes écritures et cette petite famille tire des dons matériels substantiels pour l’époque de l’enfant prodige.

Au décès de son père, la désormais jeune, et belle, fille est visitée en songe par deux saintes qui font office de conseillères d’orientation. La première vante les joies du mariage et de la volupté, la seconde les joies du couvent et de la volupté, ajoutant qu’embrasser outre ses amants la carrière ecclésiastique la portera au sommet du pouvoir. Jeanne s’enferme au monastère de Sainte-Biltrude, y devient grâce à l’étendue de ses connaissance responsable de la bibliothèque, y rencontre un jeune moine copiste de Fulda, auquel elle en vient à devoir lire le Cantique des Cantiques pour le déniaiser un peu. Les deux plantureux tourtereaux qui n’acceptent pas d’être séparés  entrent tous les deux dans l’abbaye de Raban Maur, réservée aux bénédictins hommes. Jeanne devient frère Jean. Ils y coulent des jours heureux jusqu’à ce que la supercherie ne soit découverte par un émasculé ragaillardi à la lecture de Basile de Césarée.

Jeanne et Fromentin sont alors jetés sur les incertaines routes d’Europe. Saint-Gall, Saint-Rémy de Provence puis Marseille où ils mettent le cap sur Athènes, lointaine patrie des ancêtres de Jeanne. Sous ces cieux où la foi assume un tour mystique en fort contraste avec la truculence monastique des contrées germaniques, la jeune femme s’adonne à la dispute théologique avec quelques prélats exaltés qui ne dédaignent pas à l’occasion les secrets plaisirs de la chair. Tous ne pouvant jouir du pot aux roses qui tient désormais du secret de Polichinelle, Jeanne est de plus en plus soumise à la réprobation monastique et par extension populaire, et ses sentiments pour Fromentin s’étant émoussés puis usés avec le temps, elle met les voiles. Destination Rome.

Manœuvrant habilement, Jeanne devient secrétaire particulier du pape Léon IV et au décès de celui-ci monte sur le trône de saint Pierre. Lasse des fastes de sa fonction qui ne dissimulent guère sa solitude, elle jette son dévolu sur le fils, pardon le neveu bien sûr, de l’ancien pape et coule des jours lascivement heureux jusqu’à ce que sa nature féminine quoique quadragénaire ne se rappelle à elle. Pape-sse et papelet malencontreusement né en public lors de la procession de la Fête-Dieu finiront dans le Tibre, victimes de la vindicte populaire ne se laissant guère abuser par les dignitaires ecclésiastiques criant au miracle puisque c’est la première fois que l’esprit malin sort de l’utérus et non de l’oreille ou de la bouche comme il en a l’habitude.

Emmanuel Roïdis fut excommunié pour ce livre. Et on le comprend. Le portrait qu’il trace du clergé est terrifiant pour ses nobles membres, et ils n’avaient pas grand chose d’autre à opposer à l’auteur qu’un bannissement confirmatoire de la véracité, même exagérée, de ses dires. Que ce soient envers les goinfres, ivrognes et lubriques moines bénédictins germains, les lascives nonnettes provençales, les pseudo-ascètes hellènes ou la cour papale la plume est féroce. Les petits et constants arrangements de la calotte avec les règles qu’elle édicte elle-même mais auxquelles elle s’empresse de se soustraire, souvent à grand renfort de contorsions lexicales, sont proclamés avec force goguenardise. La stupidité des divers miracles abusant les âmes crédules et dociles est soulignée sans pitié. La violence de l’Église envers ceux qui ne se soumettent pas à son pouvoir est dite sans détour. L’auteur lacère impitoyablement l’harmonieuse représentation que l’hypocrisie des ecclésiastiques propose aux foules.

C’est le Moyen Age, et qui plus est le haut Moyen Age, période obscure s’il en est, dira-t-on. Non. Les parallèles, les échos tissent des liens étroits avec l’époque de l’auteur. Les comparaisons, les renvois sont omniprésents. Le clergé n’est d’ailleurs pas le seul à en prendre pour son grade : les bourgeoises anglaises phtisiques, les Juifs avides, les écrivains romantiques de son temps, et … les femmes, aussi manipulatrices que libidineuses, ne sont épargnés.

La virulence de l’œuvre pourrait la rendre hargneuse. Loin de là. L’érudition d’Emmanuel Roïdis, son humour débridé, son style vif, rapide, sans doute fort bien traduit par Alfred Jarry, font de la Papesse Jeanne un petit chef-d’œuvre très divertissant aussi bien pour l’esprit que pour les zygomatiques. Un pur bonheur de lecture, pas si fréquent.

Εμμανουήλ Ροΐδης, Η Πάπισσα Ιωάννα, 1866

Emmanuel Roïdis, La Papesse Jeanne, trad. A. Jarry et J. Saltas, Actes Sud (Babel), 1999, 239 pages.

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