Funérailles

Funérailles

Une évidence. De celles dont on ne sait pas très bien à quoi elles tiennent, mais qui s’imposent. Peut-être est-ce d’avoir arpenté Oslo, Dublin ou Lisbonne longtemps avant Paris.  Peut-être est-ce d’avoir aimé Tabucchi, Kadaré ou Hrabal plus que Pennac ou Orsenna. Je ne sais. Toujours est-il que j’étais, sinon née très tôt devenue européenne sans objection possible. Gasconne d’Europe, un pilier identitaire aussi vigoureux que la féminité hétérosexuelle ou l’athéisme, celui qui définissait l’espace civique et politique naturel : l’UE, au sein de laquelle les diversités nationales n’étaient guère plus signifiantes que les variations régionales au sein d’un État. Imaginais-je. Légèrement.

La première trace de gangrène au début de la décennie, lors de l’apparition de la troïka et l’installation des clones Goldman Sachs austéro-autoritaires dans les pays méridionaux. L’envie alors de croire, malgré tout, qu’il ne s’agissait que d’un défaut provisoire, une erreur réversible de la droite au pouvoir dans les plus gros pays, une panique face à l’urgence. L’espoir de voir une alliance des candidats démocrates en Italie et France pour rééquilibrer les ordinaires saloperies de la CDU allemande… Vain, l’espoir. Tous sont sommés de se soumettre au Heil Ordnung immuable, obsessionnellement répétitif, psychopathologique, de ceux qui ont confisqué et fossilisé les idées de la vertu, du bien, de la responsabilité, de l’honnêteté… Idées définies de façon tellement étrangères, tellement pitoyablement étriquées qu’elles en seraient risibles si elles ne tuaient pas. Un sec Heil Ordnung qui autorise toutes les humiliations, un Heil Ordnung compassé qui voile toutes les manipulations … « Unis dans la diversité », dit la devise. La diversité est trop puissante, trop fondatrice pour permettre l’union. « Alle Menschen werden Brüder » chante l’hymne européen. Version Caïn et Abel. L’UE est un monstre. Cette identité trop évidente n’était rien d’autre qu’une chimère.

C’est encombrant une identité essentielle morte. Le fétide clapotis d’abondants et larges fragments psychiques en décomposition pollue l’équilibre individuel, engendre des mouvements désordonnés et excessifs pour se dérober au contact de ce cadavre intime pourrissant.

La Grèce aura rarement été aussi indispensable que cet été. Salvatrice. Vitale.

Il a fallu ouvrir les yeux à l’aube. Sortir, titubante encore, dans la pâle fraicheur. Accélérer le pas pour quitter les blanches maisons et rejoindre rapide, en corniche sur l’Égée, bleu frémissant, les sentiers de montagne. Là les pierres roulent et sonnent sous les semelles, les brindilles sèches brisées crépitent. Il a fallu saisir les parfums de l’air, les accroitre au besoin en froissant sous ses doigts l’origan buissonnant, en caressant le thym ou la sauge sauvage. Les humer, les assembler, jusqu’à créer une purifiante harmonie d’aromates, et s’en emplir. Revenir au chœur, rythmer les pas, choisir la cadence de la basse continue où s’inscrira le ténu bourdonnement des pollinisateurs avant que n’explose  la sèche cymbalisation des cigales soutenues ça et là par de tintinnabulantes chèvres. Dans la fragrante symphonie matinale, il a fallu attendre l’incandescence du soleil. Puis confier à son brasier la libératrice incinération intérieure. Il a fallu laisser la dépouille se consumer jusqu’à ce qu’il ne demeure qu’un tas de cendres que le meltem qui se lève entraine, légères, vers l’Egée où elles se fondront.

Redevenue enfin saine, je redescends sans hâte vers le village, vers les lointaines maisons blanches, le regard glissant, captivé, sur la mer. Heureuse -joie entière et lumineuse, que ce pays, la terre de ce pays, m’ait offert une si parfaite sépulture. De celles où, plus tard, on se remémore sereinement, avec tendresse, un défunt.

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